26 janvier 2024
Ce qui attend les médias locaux en 2024
En ce début d’année, on a proposé à neuf spécialistes des médias de nous dresser les enjeux qui leur semblent importants pour les médias de proximité en 2024. Découvrez leurs points de vue.
Lire directement le point de vue de :
- Jean Abbiateci
- Nathalie Pignard-Cheynel
- Patricia Panzani
- Marine Doux
- Laurent Brunel
- Anne-Sophie Novel
- Sophie Renaud
- Raphaël Poughon
- Iniz Becker
Jean Abbiateci
fondateur de Bulletin, ex-rédacteur en chef du Temps et d’Heidi News
En 2024, l’érosion des ventes, la baisse de la pub, la fin du trafic « facile » et la démocratisation de l’IA vont être un révélateur intéressant pour les médias locaux. Quelle est ma valeur ajoutée ? Quels sont les besoins réels de mes lecteurs ? Comment mieux les servir ? Et pour cela, que dois-je faire, et surtout ne plus faire ?
Il sera certes possible de compenser cette baisse de trafic en produisant toujours plus de reprises low cost, quitte à parasiter le travail des confrères. Une piste plus intéressante serait de produire moins. Produire moins, mais mieux soigner la qualité des articles, avec des angles plus originaux, une mise en scène plus réfléchie et une distribution plus efficace. Produire moins, mais dans des formats réellement adaptés. Produire moins, et surtout évaluer l’impact de son travail.
2024 sera aussi un défi managérial pour les rédactions en chef. Au sein d’équipes parfois rincées et fragilisées par des plans sociaux, le discours de l’autruche affirmant qu’il est possible de multiplier les supports et la charge de travail sans toucher à la qualité du journalisme produit est intenable. Il faudra remettre au centre le plaisir, vertu parfois un peu oubliée dans la transition numérique.
Nathalie Pignard-Cheynel
Professeure en journalisme numérique – Académie du journalisme et des médias (Université de Neuchâtel)
“Les médias locaux font face à d’innombrables défis dont la nécessité de revivifier les liens avec leurs publics. Dans un écosystème informationnel en pleine expansion, la production d’une information pertinente, inspirante, rigoureuse et utile est évidemment centrale. Mais d’autres rôles sont également à (ré)inventer.
L’un me semble encore sous-exploité par les médias locaux : celui qui consiste à aller au-delà de la production de l’information pour en donner à voir son élaboration, ouvrir les coulisses, expliquer et justifier les choix opérés, ou encore montrer les méthodes, les contraintes et les obstacles de la fabrique de l’information.
Cette sensibilisation (plus qu’une éducation) à l’information et aux médias présente une autre vertu : susciter davantage d’échanges et de compréhension mutuelle entre les journalistes et leurs publics : confronter les regards, les a priori et les pratiques même lorsqu’ils divergent. Car la méfiance se nourrit de la méconnaissance. Et il est urgent d’y remédier.
Patricia Panzani
Directrice adjointe – Alliance de la presse d’information générale
“Ces dernières années, la presse locale a été bousculée par l’arrivée des plateformes, des réseaux sociaux, des chaines et sites d’info en continu, et aujourd’hui des IA.
En 2024 la presse locale va devoir faire face à de nouveaux défis et s’adapter comme elle a toujours su le faire puisque de nombreux journaux locaux souffleront cette année leurs 80 bougies ! L’enjeu est de consolider le modèle économique tant sur le numérique que sur le papier face à la perte de revenus de vente et de publicité.
Le maintien de l’accès à l’information sur tout le territoire est essentiel, il faut pouvoir assurer la livraison des journaux aux abonnés et points de vente de manière rentable pour tous les acteurs de la chaine de valeur. Cette équation à la fois économique et écologique se résoudra grâce notamment à la mutualisation et la digitalisation de la logistique.
Au niveau numérique, la presse locale doit maintenir sa progression. Elle a tout à gagner à se démarquer en valorisant sa raison d’être, sa rédaction de professionnels, son contenu de qualité, son patrimoine et la connaissance de son territoire. Identifier ses communautés pour convertir de nouveaux lecteurs et fidéliser sera un levier indispensable à la croissance, tout autant que les investissements sur la data, les partenariats et l’événementiel.”
Marine Doux
Cofondatrice de Médianes, studio qui accompagne les fondateurs et fondatrices de médias
“Sur le plan éditorial et économique, le « futur » du journalisme local pourrait se trouver dans le développement d’une relation plus directe à l’audience, à leurs usages et à leurs besoins. Au cœur de cette stratégie ? Une production éditoriale plus concentrée et plus qualitative, et une distribution et un modèle économique adaptés.
Consommation sociale et mobile de l’info, modèle de la publicité en ligne centrée sur une course au trafic, concurrence des GAFAM, concentration de l’info : les rédactions locales ont tout intérêt à créer un lien direct avec leur audience.
Comment ? Newsletter d’info locale et revue périodique, stratégie marketing centrée sur la cartographie de communautés, la compréhension du territoire et l’événementiel, des sources de monétisation concentrées sur la vente en ligne et l’abonnement… autant d’actions visant à engager ses publics.
Deux médias à suivre qui partagent ces pratiques : The Mill, média qui développe son modèle de newsletters sur abonnement en Angleterre; la revue semestrielle Pays qui s’intéresse à un territoire en France pour amener à une échelle nationale, des problématiques locales.”
Laurent Brunel
Responsable pédagogique – filière proximité ESJ Lille
“Web first. L’expression tourne en boucle dans les rédactions de presse locale depuis déjà de nombreuses années. Comme un mantra pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être. Et comme un prétexte pour accepter tout et n’importe quoi sur les sites et applications : de l’actu locale, certes, mais aussi de l’info people, des conseils pour alimenter votre chien, une vidéo d’un panda maladroit tournée à l’autre bout du monde…
L’année 2024 risque d’être cruelle pour de nombreux titres de la presse locale s’ils continuent de vouloir séduire une audience aussi vaste qu’indéfinie. Face aux géants du numérique, le web first n’aura de retombées que si le média se lance dans une quête de sens, en segmentant sa diffusion selon ses publics : applis dédiées, newsletter, canaux Whatsapp, web classique… et surtout sans délaisser complètement le print classique.
Il est urgent de donner envie aux lecteurs potentiels de (re)prendre goût à l’actualité de proximité, en redevenant l’acteur, l’agitateur de la communauté, du bassin de vie. Il faut être différent, innovant, surprenant, bienveillant. Le web first, pour cela, n’est qu’un moyen, mais il n’aura de sens – et donc demain d’avenir économique – que par son contenu.”
Anne-Sophie Novel
Journaliste et auteure indépendante, spécialiste dans les alternatives écologiques et les médias
“J’ai terminé 2023 avec un sentiment de dégoût durable via-à-vis de la teneur du débat public, marqué par l’asphyxie de notre capacité à échanger sérieusement, factuellement, intelligemment. Le débat démocratique est devenu une arène où se confondent dialogue, débat, consensus et polémique.
Il est urgent de revenir à l’essentiel : un consensus ne fait pas débat, notamment en sciences – les éléments sont vrais ou faux, ou alors il y a une incertitude. Pour nourrir des échanges constructifs sur la base des faits, il nous faut disposer d’espaces dans lesquels exprimer sereinement des désaccords. Avec un vocabulaire commun, il est possible d’élaborer des constructions communes, y compris à partir d’éléments contradictoires. Un cadre de débat démocratique ainsi établi est fort différent de celui qui s’instaure par la polémique – dont l’origine grecque, « polemos », est la guerre.
En 2024, les médias locaux devraient miser sur un précieux atout : leur capacité à retisser du dialogue par la médiation, en recréant des arènes d’échanges fertiles, hors des circuits numériques.”
Sophie Renaud
Directrice des études – 366
“Un enjeu important pour les médias locaux en 2024 ? Réussir à émerger dans un paysage où la transition numérique s’impose à tous. Comment ? en travaillant sur l’audience et l’ad-tech.
L’audience car, face aux plateformes (1er réflexe des annonceurs en local via le Search), il faut se mettre à niveau, en termes de puissance et de facilité d’action. La stratégie 366 : développer un pool de médias liés aux territoires pour offrir des solutions de couverture en one stop shop. Aujourd’hui, nous garantissons 75% de reach hebdomadaire, quel que soit le bassin de vie.
L’ad tech car, face à des mutations du marché toujours plus rapides, il faut proposer des solutions cookie-less, alliant ciblage et reach, à moindre impact carbone. Chez 366, nous travaillons avec Utiq à la réconciliation des audiences ; avec nos éditeurs et leurs datas first à un outil d’adressage intelligent de la publicité, avant de lancer l’identifiant unique et avec DK à une mesure automatisée de l’empreinte carbone de nos campagnes.”
Raphaël Poughon
Directeur de la Prospective du Groupe Centre France La Montagne et directeur de La Compagnie Rotative
“2024 se déclinera pour certains dans des aventures artificielles. Un courant tendanciel, puissant et bouleversant, dans lequel journalistes, médias et citoyens devront apprendre à nager, pour éviter la noyade informationnelle.
Mais pour entretenir ce lien vital de confiance au lecteur, son engagement, d’autres feront plutôt le choix de l’incarnation personnelle de nos récits, pariant sur l’intelligence humaine de nos médias dits de proximité, notamment grâce au développement des événements éditoriaux.
A suivre, l’inspirante aventure marseillaise de Médiavivant, qui fait le pari de la proximité physique avec ses lecteurs, en invitant sur scène journalistes et témoins, à partager avec le public les récits de leurs enquêtes.
C’est en s’engageant eux-mêmes, en prenant des risques, que les médias engageront leurs audiences. En s’exposant à leurs retours directs, jouant la carte de la chaleur humaine, pour reprendre la main dans la relation aux lecteurs, encore trop dévolue aux plateformes ; et finalement renforcer la proximité, et ainsi la confiance, talon d’Achille des médias synthétiques, mais “ressource cœur” des médias locaux.”
Iniz Becker
Cheffe de projet innovation – Radio France
Innover et accélérer l’innovation seront des enjeux essentiels pour les médias locaux en 2024 pour tester, tester, tester… et surtout apprendre, ensemble. De mon côté, cela se traduit par une forte envie et la nécessité de continuer à faire le tour des régions pour rencontrer les équipes des 44 radios locales France Bleu, mais aussi pour parler avec les startups présentes partout en France, ainsi qu’avec tous les autres acteurs qui produisent, facilitent et accélèrent des idées.
En favorisant la collaboration et l’échange d’idées entre ces milieux complémentaires, l’open innovation permettra en 2024 aux médias locaux d’accéder à une richesse de connaissances, de compétences et de perspectives.
En 2024, de nombreux projets vont d’ailleurs sûrement pousser encore plus loin le besoin de coopération entre les acteurs de la communauté locale : un journalisme de qualité, en proximité avec tous ses usagers (et donc transmédia), des contenus toujours plus serviciels, mais aussi ludiques… Les pistes sont nombreuses !