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13 mars 2025

« Plateformes : comment résister à la manipulation de l’information ? »

C’était le sujet de l’agora des Assises du Journalisme à Tours 2025, à laquelle Ouest Médialab a assisté mercredi 13 mars. Une quinzaine d’éditeurs, représentant de sociétés et syndicats de journalistes, ONG, chercheurs et élus ont débattu pendant 2h30. Morceaux choisis.

Pour planter le décor, David Colon, professeur d’histoire à SciencesPo Paris et auteur de La guerre de l’information a cité deux livres d’enquête de journalistes américains sur les plateformes : Broken Code  de Jeff Horwitz, reporter au Wall Street Journal et Extremely Hardcore de Zoë Shiffer journaliste qui a rejoint la direction de Wired. Le premier a enquêté sur Facebook, la seconde sur la reprise de Twitter par Elon Musk. Et le chercheur de conclure à la lecture de ces deux bouquins : « Si vous pensez que la situation est grave, elle est en réalité bien pire. »

Alors faut-il quitter les plateformes ? Peter Limbourg, directeur général de la radio publique allemande qui comptabilise un millard de contacts par mois les réseaux sociaux, a un avis tranché sur la question « La Deutsche Welle veut rester là où ça fait mal et ne pas laisser les plateformes aux idiots. »

Thibaut Bruttin directeur de Reporters sans frontières estime que « Donald Trump n’a pas été élu malgré le travail des journalistes, mais parce qu’il tapait sur les journalistes » et poursuit : « avant c’était la rareté qui faisait la valeur des choses, aujourd’hui c’est la viralité », ce qui fragilise selon lui les médias. 

Francois-Xavier Lefranc, président de Ouest-France regrette que seuls « 2 acteurs paient aujourd’hui  les droits voisins en France , sur les 40 qui devraient le faire. Elon Musk se met hors la loi et malgré ça il continue d’être reçu en France et les autorités françaises de s’exprimer sur X. C’est un problème. »

Des propos qui ont fait réagir Pablo Aiquel, secrétaire général SNJ CGT : « les plateformes ne paient peut être pas toutes les droits voisins, c’est vrai, mais il faut aussi parler des éditeurs qui les perçoivent et qui ne paient pas les journalistes. »

Sébastien Montaigu, adjoint délégué à la régulation des plateformes numériques à la DGMIC, résume ainsi la position qu’équilibriste des pouvoirs publics : « protéger la liberté des plateformes et protéger les citoyens, on est constamment sur cette ligne crête . Il se veut rassurant en expliquant que « les annonces sur la fin du fact checking de Meta ne concernent pour l’instant que les US, on essaie de préserver la modération par les plateformes en Europe. »

Et le cyber-harcèlement ? La journaliste Lucile Berland, cofondatrice de Fake Off et de L’Observatoire français des atteintes à la liberté de la presse (Ofalp) : « On veut recenser les atteintes sur les journalistes, y compris sur le numérique, comme le cyber harcèlement. Les femmes ont 27 plus de chance de l’être que les hommes, un harcèlement en ligne dont témoigne par exemple la journaliste Salomé Saqué. »

Quelle est l’ampleur du phénomène ? Damien Leloup, journaliste à la rubrique Pixel du  quotidien Le Monde et représentant CFDT : « c’est difficile à quantifier mais ça s’intensifie : attaques et menaces personnelles sont courantes, mais aussi usurpations d’identité », ce qui doit conduire le journal à systématiquement poursuivre en justice les auteurs des faits, explique-t-il.

Comment les étudiants en journalisme abordent ce nouveau monde ? Laurent Bigot, directeur de l’ École publique de journalisme de Tours (EPJT): « nos étudiants ne regardent et ne consomment pas les médias de la même manière que nous, mais ils sont intéressés pour faire de l’enquête, du temps long, par les formats les plus exigeant du journalisme, ce qui peut générer de la frustration car ce n’est pas toujours ce qu’attendent les employeurs. »

Voilà pour le constat. Qu’en est-il du côté des solutions ?

Pour David Colon « faire émerger un média social de service public européen, chapeauté par un fondation avec des algorithmes transparents, devrait être une priorité. Mais les politiques ne bougeront jamais, pour deux raisons : le poids du lobbying des plateformes américaines et chinoises, et la peur car ces boîtes noires peuvent se retourner contre eux aux prochaines élections. »

Peter Limbourg de la Deutsche Welle est sceptique : « Les plateformes vivent avec l’émotion et le divertissement, j’ai donc peur qu’un média social de service public ressemble au final à Arte, avec des contenus de qualité qui n’atteindront qu’une petite partie des audiences. ». Selon lui, la solution c’est plutôt d’être « très ferme en termes de régulation vis-à-vis des plateformes et de ne pas avoir peur, car nous sommes l’Europe, nous sommes forts, nous sommes un grand marché économique pour ces plateformes. »

Chloé Woitier, rédactrice en chef tech médias au sein du journal Le Figaro rappelle : « Je suis née comme journaliste avec Twitter, mais aujourd’hui, sur X, une bonne partie des commentaires viennent de bots », comme l’ont montré les nombreux récents commentaires contre Macron sur son soutien à l’Ukraine. « Donc il faut faire preuve de bon sens, et cesser dans les rédactions de se jeter sur ce qui buzz sur les réseaux sociaux sans creuser à savoir pourquoi. »

Thibaut Bruttin de RSF poursuit : « notre crainte c’est que le journalisme devienne confidentiel, comme le jazz… » Alors comment garantir la présence des médias et leur pluralité dans le débat public ? « Ça passe par la normalisation avec des standard : un label sur le journalisme, comme pour le commerce équitable, qui vous garantie pas que c’est bon mais la manière dont ça été fabriqué ». C’est le sens de Journalism Trust Initiative (JTI).

Cécile Dubois, coprésidente du Spiil nuance : « JTI oui, mais c’est un coup d’entrée de plusieurs milliers d’euros, trop élevé pour les petits médias. Et surtout on voudrait l’équivalent de la Loi Bichet (qui date de 1947 sur la distribution des journaux) mais sur le numérique, pour obliger les plateformes à donner l’accès à la presse dans toute sa pluralité, ce qui passerait par des algorithmes pluralistes que chacun pourrait choisir et paramétrer. »

David Colon pose in fine  la question de la responsabilité des annonceurs : « Il faut passer à la RSED (D pour démocratique), pour faire revenir les annonceurs sur des médias de qualité, plutôt que de les retrouver sur des sites de désinformation via la pub programmatique comme c’est le cas aujourd’hui » et comme l’a démontré une étude récente de Newsguard.

Pablo Aiquel du SNJ CGT cite le projet Open Portability et l’opération HelloQuitteX lancée par David Chavalarias et s’interroge : « pourquoi créer un nouveau média social européen de service public, on l’a déjà, c’est Mastodon ! Et des jeunes sont déjà en train de créer l’Instagram alternatif. J’appelle les citoyens à être acteurs. »

Thibaut Bruttin de RSF regrette « que l’Europe n’ait pas racheté Twitter comme nous l’avions proposé à Thierry Breton à une époque où son prix était abordable. »

François-Xavier Lefranc de Ouest-France revient sur cette fameuse « Section 230 » du Communication Decency Act de 1996 qui stipule « que les plateformes ne sont pas responsables de ce qu’elles diffusent, et depuis cette époque le ver est dans le fruit. Maintenant  faut mener une bataille féroce à leur égard pour qu’elle respectent nos lois. »

Lucile Berland de Fake off, s’inquiète quant à elle pour les jeunes générations : « Comment fait-on pour que les jeunes passent moins de temps sur les écrans et les réseaux sociaux si, dans le même temps, on diminue ou on gèle le pass culture, dont bénéficie au passage de nombreux projets d’éducation aux médias. Ce n’est pas cohérent. Il faut une vraie volonté politique. »

Jérôme Morin, journaliste au quotidien Le Progrès et représentant SNJ conclut en appelant à « faire du pré-bunking pour sensibiliser aux manipulations en ligne, par des jeux, des ateliers, afin d’éviter aux gens de tomber dans le panneau comme cela s’est passé en Roumanie sur TikTok lors des dernières élections. »

Bref, un riche débat sur un sujet « brûlant »comme on dit dans le métier. Un seul regret de mon point de vue : l’absence des représentants des plateformes ou bien d’acteurs tech qu’on aurait forcément aimer entendre sur le sujet !

Julien Kostrèche, directeur et cofondateur de Ouest Médialab

Note de l’auteur : cet article est un résumé subjectif d’une agora qui était animée par Steven Jambot (RFI) ; pardon pour celles et ceux que je n’ai pas cités, je n’ai pas pu tout noter, le débat durait 2h30.