Retour aux actualités

27 février 2017

L’oligopole de l’internet contre l’autonomie journalistique ?

En janvier dernier, Obsweb recevait Nikos Smyrnaios, chercheur à l’Université de Toulouse. qui s'est excusé d'ouvrir les 7èmes Rencontres du webjournalisme avec de mauvaises nouvelles. Son sujet de recherche porte en effet sur l’emprise des GAFA sur le monde journalistique et ses conclusions sont sévères pour les médias.

Quelques définitions pour commencer. Qu’entend-on par autonomie journalistique ? L’enjeu de l’autonomie par rapport aux pouvoirs extérieurs (politique, économique, etc.) est inscrit dans tous les textes déontologiques de la profession, rappelle le chercheur. C’est un idéal fort. Et qu’en est-il pour Internet ? Il s’agirait d’un média égalitaire, pluraliste, décentralisé par nature, qui renforcerait l’autonomie des journalistes et des citoyens face aux pouvoirs des institutions. C’est une vision très répandue mais qui ne prend en compte qu’une partie d’une réalité qui est beaucoup plus complexe et contradictoire résume Nikos Smyrnaios. Cette réalité se traduit, simultanément, par une crise économique et marchandisation accrue des médias, une concentration oligopolistique de l’Internet et une crise politique dans les démocraties libérales. Des médias sous la pression de la crise économique Le chercheur toulousain dresse plusieurs constats. Tout d’abord, la dépendance publicitaire est très forte pour les médias en ligne, ce qui a pour conséquence à la fois la maximisation de l’audience (avec des stratégies à court terme de course au clics), l’homogénéisation des contenus (la majorité des contenus portent sur un petit nombre de sujets qui occupent le haut de l’agenda) et le mélange des genres entre journalisme et publicité (développement du native advertisement et autre formes de publi-rédactionnel). Google En France, 95% des recherches sur Internet se font via Google.   Dans le même temps, on assiste à une précarisation et une flexibilité accrues des journalistes, entretenant une ambiguïté des statuts (d’un côté des « pigistes », de l’autre des « rédacteurs » ) et des frontières floues entre journalisme et communication. Sur Internet ces tendances - qui étaient déjà à l’œuvre dans les médias traditionnels - sont encore plus fortes. Le choix des sujets s’opère selon une logique de coût/bénéfice. Les journalistes font aussi face à un formatage par des logiciels et les outils numériques contraignants, entraînant une standardisation des contenus (pour être visible sur Google ou Facebook par exemple) et une quantification permanente des objectifs (omniprésence des statistiques via Google Analytics).   Les GAFA à l’assaut de l’infomédiation Pour Nikos Smyrnaios, si un petit nombre d’acteurs dominent aujourd’hui l’Internet, c’est la conséquence de l’abolition des frontières sous l’effet combiné de la technologie et du libéralisme (financiarisation, mondialisation, déréglementation…). Google et Facebook contrôlent à deux la moitié du marché publicitaire en ligne, et avec Apple ils contrôlent également l’accès à l’information : 95% des recherches sur Internet se font via Google en France, les navigateurs web, les systèmes d’exploitation qui font tourner les ordinateurs ou les mobiles leur appartiennent aussi. On assiste à des capitalisations boursières gigantesques et sans précédent dans l’histoire. Les GAFA se retrouvent en situation de racheter toute société émergente qui pourrait un jour lui faire concurrence, parfois pour les développer, parfois pour les tuer dans l’œuf. Dans leur stratégie, le chercheur estime qu’ils conduisent à une uniformisation des usages, quelles que soient les pratiques et les règles en cours dans les différents pays, la réponse technologie primant toujours sur les questions de société. Cet oligopole ne s’intéresse pas, sauf exception, à la production du contenu, c’est la l’infomédiation avec le public qu’ils veulent contrôler car c’est le segment le plus rentable et le moins contraignant (pas besoin de s’enquiquiner avec les droits d’auteurs, etc.).   Des éditeurs entre deux eaux Face à poids prépondérant de ces nouveaux infomédiaires, l’enjeu pour les rédactions c’est de s’adapter aux critères de leurs algorithmes pour toucher un plus grand public. Facebook et Google génèrent aujourd’hui 50 à 90% du trafic des sites d’information. Les journalistes sont donc incités à utiliser Facebook et à donner de leur personne en se mettant en scène sur le réseau social, même si cela les conduit à effacer les frontières entre vie privée et vie professionnelle. Les éditeurs s’installent dans une relation complexe avec les plateformes, entre coopération et concurrence. Coopération car ils se trouvent dans une dépendance mutuelle : les GAFA ont besoin de contenu, les médias ont besoin d’audience. Concurrence sur les sources de revenus et tout particulièrement sur le marché de la publicité en ligne. content Le contenu est au cœur des échanges entre les GAFA et les médias.   Selon le chercheur de l’Université de Toulouse, Google manie très bien la carotte et la bâton : d’un côté il créée un fonds de soutien dédié aux éditeurs de presse doté de dizaines de millions d’euros, de l’autre il ne se gêne pas pour pénaliser les éditeurs qui l’attaquent et réclament une contrepartie financière pour le référencement de leurs contenus sur Google News. Axel Springer en a fait les frais le 5 novembre 2014. A cela s’ajoute aujourd’hui la montée en puissance d’un discours xénophobe et populiste qui entraîne la diffusion de fausses informations (fake news…) via les réseaux sociaux. Nikos Smyrnaios évoque aussi l’homophilie imposée par les algorithmes qui enferment les internautes dans une information qui correspond à leurs idées et leurs attentes : il s'agit du phénomène "filter bubble". Le journalisme en ligne n’est pas donc seulement ce qu’en font les journalistes, il est surdéterminé par des logiques qui leur échappent totalement, conclut le chercheur. Le jeu collectif, l’union entre médias et leur financement par le public demeurent à ses yeux le seul chemin possible pour renforcer l’autonomie journalistique dans le monde numérique du 21ème siècle.