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14 février 2017

Journalistes et lecteurs : une relation à réinventer

Professeure à l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel en Suisse, Nathalie Pignard-Cheynel est venue partager à Obsweb sa réflexion sur l’évolution des rapports qu’entretiennent les journalistes avec leur audience. En 20 ans d‘Internet le lecteur est passé d’une figure floue et fantasmée à une figure centrale et quantifiée, non sans quelques aléas.

La préhistoire de la relation au lecteur A l’ère pré-numérique, Nathalie Pignard-Cheynel explique que le lecteur avait beau être une figure centrale du discours sur le journalisme (et une star des manuels de la profession), sa place restait floue dans les pratiques, « vous savez, comme la fameuse Madame Michue, cette lectrice imaginaire du journal ». Le lecteur pouvait même être traité avec un certain dédain par les journalistes, au point que Slate consacre un article entier au sujet, avec un titre un brin provocateur : « Le secret le mieux gardé des rédactions : les journalistes détestent leur lecteurs. ». La spécialiste des médias note cependant quelques exceptions, dans la PQR, proximité territoriale oblige, où le lien entre journalistes et lecteurs est plus fort ou encore dans quelques médias de niche qui se font les porte-parole d’une communauté d'aficionados. Ailleurs, l’interaction avec le public était souvent l’affaire des médiateurs de la rédaction, ou reléguée au courrier des lecteurs ou de rares émissions participatives, mais très rarement au cœur des stratégies des médias d’information généralistes. L’ère du web 2.0 et du « tous journalistes » Les années 2000 voient l’essor de la culture participative, de la figure de l’amateur et avec elles point la promesse d’un lecteur acteur, qui interagit avec les médias. Mais on s’est vite rendu compte des contradictions qui existaient entre cette culture participative émergente et la culture journalistique traditionnelle qui s’est érigée en gardien du temple de l’information. Les rédactions ont donc rencontré de vraies difficultés à intégrer cet élan participatif de leur audience dans leur travail quotidien. journalisme 2.0. L'omniprésence des smartphones favorise l'interaction entre les médias et leur audience.   Apparaît même à la fin des années 2000 une forme de désenchantement pour ceux qui s’étaient lancés dans cette périlleuse mais nécessaire aventure avec la fermeture progressive des blogs, l’abandon des conf’ de rédac’ ouvertes (telles qu’elles étaient pratiquées par exemple à Rue89 ou au Guardian) ou les commentaires – matériau bien souvent boudé ou critiqué par les journalistes) et dont la modération s’est bien souvent retrouvée reléguée à des community managers quand elle n’a pas été externalisée à des sociétés de sous-traitance. L’interaction avec l’internaute confiée à des robots conversationnels, des chatbots, peut aussi être interprétée comme une mise à l’écart des lecteurs par le journalistes, ces premiers privilégiant naturellement de plus en plus les réseaux sociaux pour s’exprimer. L’avènement du lecteur objectivé On entre aujourd’hui sans doute dans une nouvelle ère, où la data occupe une place centrale, celle du lecteur systématiquement analysé et tracé par des métriques, et des journalistes alimentés en continu par des statistiques sur leur audience. Nathalie Pignard-Cheynel identifie quelques dispositifs intéressants qui repensent la relation journalistes-lecteurs :
  • L’info comme conversation, avec le développement de formats live, avec une place importantes laissée aux questions et aux infos des internautes. Le Periscope de Rémy Buisine sur Nuit debout ou les live du Monde.fr en sont de bons exemple.
  • L’accès aux coulisses de l’info, que ce soit par la radio filmée, les photos sur Instagram ou Snapchat en amont d’une émission ou d’une interview, la mise en perspective des ficelle du métier (comme le fait par exemple l’AFP sur son blog de making of de l’info…).
  • Le renouveau du journalisme de solution, qui cherche à placer le lecteur au cœur de son projet (à l’instar de Nice matin), dans la lignée du « public journalism » des années 80 aux Etats-Unis.
Ce n’est plus le lecteur qui fait l’effort de venir à l’info, mais le journaliste qui doit aller chercher le lecteur là où il est et il n’est pas impossible que l’on assiste à un renversement du modèle. A condition bien sûr que les journalistes soient formés pour entretenir ces nouvelles relations avec leur audience, à commencer par les étudiants dans les écoles de journalisme.