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11 mars 2016

Assises du Journalisme 2016 : Jour 3 [Compte-rendu]

Ouest Médialab vous propose un compte-rendu quotidien des Assises du Journalisme 2016. Retour sur la dernière journée de conférences, sélectionnées pour nos adhérents, avec le studio nantais Casus Ludi.

Les conférences :

Data reporters : quelle plus-value pour une rédaction ?

Table ronde animée par Nathalie Pignard Cheynel (maître de conférence à l'Université de Laurraine), avec Marie Coussin (datajournaliste chez Ask Media), Nicolas Keyser-Bril (fondateur de journalism ++), Gary Dagorn (journaliste aux Décodeurs), Sylvain Lapoix (datajournaliste et co-auteur de Datagueule). 

Quelles compétences pour être datajournaliste aujourd'hui ?

Pour Nicolas Keyser-Bril, le code est fondamental pour percer dans le métier. Pour Gary Dagorn (Les Décodeurs), les compétences en statistiques, en probabilités et en mathématiques sont importantes pour savoir faire parler la donnée et la manipuler. Sylvain Lapoix (Datagueule) rejoint Gary Dagorn en rendant compte de l’importance de la méthodologie d’enquête qui se dote d’une couche “scientifique” :
« J’accumule des éléments de preuves, des statistiques, des études, des points de vue qui me permettent d’affirmer telle ou telle chose et c’est de la méthodologie scientifique. »  
Il raconte avoir animé un atelier de code à Paris Dauphine avec des étudiants en mathématiques appliquées : « ils étaient à fond mais n’avaient jamais vu à quoi ressemblaient des données réelles. », comme on les trouve naturellement dans des bases de données publiques.  Face à une base de données « comme dans la vraie vie », les « brutes en informatique » étaient complètement désarmées et faisaient des erreurs qui relevaient juste de l’observation et de la rigueur scientifique. « Pendant 2 ans, on leur avait soumis des bases de données toutes propres pour qu’ils fassent des test statistiques de manière hyper clean, de sorte qu’il n’y avait jamais de grain de sable qui allait s’embringuer dans leur rouage. »
« La couche technique est essentielle mais pas suffisante. »
Nathalie Pignard Cheynel a rebondit sur la transversalité dans les rédactions et pose la question suivante : « le datajournalisme est-il condamné à se développer en marge des rédactions ou dans des pôles dédiés ? » Marie Coussin (Ask Médias) pense qu’il existe bel et bien un blocage au niveau culturel, notamment à l’intérieur des rédactions.
« Les rédacteurs en chef sont déboussolés face au datajournalisme car ils n’ont pas encore tous les codes. Un contenu interactif c’est autre chose qu’un article ou qu’une enquête, ça demande du temps pour rentrer dans la culture médiatique. »
Nicolas Keyser-Bril rétorque « Ce n'est pas une question de culture c’est une question d’argent ».

Quel modèle économique pour faire vivre des contenus innovants ?

Datagueule, combien ça rapporte ? « Avec 13 millions de vues cumulées (et donc des centaines de milliers de vues par épisode), l’intégralité des revenus publicitaires issus du clic généré sur YouTube ne paye pas un seul épisode de Datagueule. » Silence dans la salle. Pas de business model du clic donc pour Datagueule. Le verdict est tombé : les contenus a haute valeur ajoutée pour le lecteur ne sont pas forcément viables.
« Dès lors que l’on rentre dans une logique de clic, le journalisme est mort. »
Nicolas Keyser-Bril rappelle que tous les ans, depuis 2010, sur le site de la BBC, du NYT et autres mastodontes de la presse américaine, les articles qui font le plus de clic sont ceux réalisés par les équipes de datajournalisme. Il cite aussi nos voisins allemands, suisses ou britanniques qui gagnent de l’argent avec leur journalisme. « On peut aussi inventer des formats nouveaux qui rapportent du clic ou du temps passé sur une page » pour séduire les annonceurs et répondre à des défis commerciaux « qui tiennent la route », d’où l’intérêt de collaborer avec les équipes du marketing souligne-t-il.  Journalism ++ a notamment réalisé des formats interactifs pour les nouvelles écritures de France TV et le temps passé sur la page pouvait atteindre 40 minutes.

Comment le journalisme regarde ailleurs pour innover ?

Un compte-rendu proposé par Bastien Kerspern et Florent De Grissac (Casus Ludi), tous deux intervenants de la table-ronde et membres du cluster Ouest Médialab.  Table ronde animée par Benoît Renaudin, enseignant à l’Ecole Publique de Journalisme de ToursCet atelier conviait les rédactions à aller voir du côté du design, du théâtre, du jeu ou du graphisme pour renouveler ses pratiques. Présentation des intervenantsAlexandre Leray, Médor (Open Source Publishing) A l’origine de Médor Mag, Alexandre Leray présente cette coopérative indépendante belge, un trimestriel d’enquêtes et de récits. Diffusé en version imprimée, mais bénéficiant d’une mise en page HTML/CSS, ce format atypique fait la part belle à l’expérimentation tant dans les processus collaboratifs de rédaction que dans sa production. Florence Martin Kessler, Live Magazine Florence Martin Kessler, après un détour par les centres d’innovation journalistique d’Harvard, a lancé un format original de magazine oral. Joués et présentés en direct, les récits sont incarnés par ceux qui ont vécu ces actualités. Un format cousin lointain du théâtre et des conférences TED, dont la particularité réside également dans sa nature « one-shot », sans captation des présentations, ni autre mode de diffusion. Florent de Grissac et Bastien Kerspern, Casus Ludi Fondateurs du studio nantais Casus Ludi, Florent de Grissac et Bastien Kerspern présentaient leurs travaux autour des newsgames, ou comment le jeu vidéo peut être un média permettant d’explorer des sujets d’actualité et de société à travers des angles éditoriaux divers. Ils jouent la carte de l’expérimentation d’argumentaires ou de situations parfois controversés, alternant formats numériques interactifs et jeux de plateau.

Innovation, invention ou ni l'un ni l'autre

Dès les premiers échanges, l’accent a été mis sur la différenciation entre innovation et invention. Les participants se sont très vite accordés sur le besoin de dépasser la seule dimension de l’innovation technologique pour s’intéresser à l’innovation d’usage. Ils nous ont invité par la suite à parler d’expérimentation plus que d’innovation : leurs projets sont avant tout des essais à vocation de recherche et de tâtonnements qui n’aboutissent pas toujours. C’est la fin des illusions face aux croyances et aux mythes de la start-up, autour d’injonctions à la créativité et à l’innovation, autant de discours qui semblent aujourd’hui dépassés ou sonnant creux. Ce faisant, à travers leurs expérimentations, les participants se mettent en posture de « sale gosse », mettant, à leur échelle, les status quos des médias au défi. À travers des approches critiques, ils ré-interrogent les pratiques, les processus et la nature même des productions. L’innovation devient dès lors une notion galvaudée. Les membres de Casus Ludi soulignent par exemple qu’ils n’ont pas le sentiment d’être innovants ou en rupture.
« Le jeu est devenu un média totalement légitime pour faire autre chose que du divertissement, donc on expérimente ces usages.»
Leur utilisation du jeu pour parler de l’actualité s’inscrit au final dans la suite logique d’une culture du jeu de plus en plus prégnante dans la société. L’inventivité, plus que l’innovation, réside à ce moment-là dans l’utilisation de processus et d’outils existants, mais à destination de nouveaux sujets. Les formats s’hybrident, se revendiquent hors cadre et ne cherchent pas particulièrement à perdre du temps à se nommer ou à se définir tant ils sont mouvants.

Trouver la structure et l’organisation adéquate

Si les formats se transforment, les structures les accueillant et les accompagnant évoluent nécessairement en parallèle. Alexandre Leray de Médor plaide pour une transformation de la structure certes, mais aussi des modes de production et même des outils. Avec sa forme de coopérative, le magazine trimestriel fonctionne sur le principe de responsabilités tournantes, chacun devenant à un moment le « pilote » de la publication. En addition à ces transformations de l’organisation, l’usage d’outils open source et collaboratifs influent directement sur les partis pris graphiques et éditoriaux du produit final.
« Travailler avec un logiciel libre permet des modes de travail alternatifs.»
Ces nouveaux outils ou formes de coopération peuvent en soi ne pas être foncièrement différents de leurs équivalents propriétaires, mais le changement opéré dans les valeurs qu’ils embarquent donne un ton unique aux articles de Médor. Florence Martin Kessler de Live Magazine insiste quant à elle sur la nécessité de sortir de sa zone de confort. Si Live Magazine s’est finalement structuré en une SARL, cette expérience est l’occasion pour elle d’apprendre « sur le tas » des métiers éloignés du journalisme tels que ceux requis par la direction d’entreprise et, dans le même temps, ceux nécessaires à son format théâtral, tel que la mise en scène. Le projet met en valeur les multiples casquettes de ses porteurs, la pluridisciplinarité permettant d’huiler les rouages. Enfin, les membres de Casus Ludi reviennent eux aussi sur l’impératif de se structurer, même en organisation flexible, pour se permettre de dégager du temps pour expérimenter librement. Dédiant la moitié de son temps à des prestations et l’autre moitié à des projets internes, le studio cherche à assurer l’indépendance de ses newsgames expérimentaux autour de sujets polémiques.